Une relation commerciale peut durer des années avant d'être rompue. Si cette rupture intervient sans préavis écrit suffisant, le droit français permet d’obtenir une indemnisation au titre de la rupture brutale de la relation commerciale.
L’état de dépendance économique peut jouer un rôle important dans l'appréciation de la durée du préavis suffisant. Pas parce qu’il conditionne l’action. Mais parce qu’il peut conduire le juge à exiger un préavis plus long, donc à augmenter l'indemnisation.
I. Le cadre juridique
A. La notion de rupture brutale des relations commerciales
Aujourd’hui, la rupture brutale des relations commerciales établies est régie par l’article L. 442-1, II du Code de commerce (ancien article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce).
Il sanctionne le fait de rompre, même partiellement, une relation commerciale établie, sans avoir donné un préavis écrit tenant compte notamment de la durée de la relation, des usages du commerce et des accords interprofessionnels.
Deux précisions importantes :
- La loi prévoit un plafond : en cas de litige sur la durée, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée s'il a respecté un préavis de 18 mois.
- La résiliation sans préavis : Elle reste possible en cas d’inexécution grave ou de force majeure.
B. La notion de dépendance économique
En matière de rupture brutale, la dépendance économique est définie comme l’impossibilité, pour une entreprise, de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations nouées avec son partenaire, au moment de la rupture.
Cette définition est proche de celle utilisée en matière d’abus de dépendance économique, mais l’objectif n’est pas le même. Ici, on ne sanctionne pas une atteinte au marché. On évalue concrètement le temps nécessaire pour se réorganiser après la rupture.
À noter : Une part élevée de chiffre d’affaires réalisée avec un partenaire est un indice fort, mais elle ne suffit pas à elle seule. Les juges recherchent surtout l’existence d’alternatives réalistes (autres clients, autres fournisseurs, autre réseau, autre marque), dans des conditions comparables.
II. L'impact de la dépendance économique en cas de rupture brutale
A. L'augmentation de la durée du préavis suffisant
Pour indemniser la victime d'une rupture brutale, le juge fixe d’abord le préavis qui aurait dû être accordé. Il procède à une analyse concrète de la relation commerciale. Il prend en compte la durée, le volume d’affaires, le secteur, le temps nécessaire pour retrouver un partenaire, et l’état de dépendance économique.
Conséquence pratique : plus la dépendance est forte, plus le préavis exigible a tendance à s’allonger (dans la limite de 18 mois dorénavant).
B. L'augmentation du montant de l'indemnisation
En cas d’insuffisance de préavis, le préjudice correspond en principe à la marge que la victime pouvait espérer pendant la période de préavis manquante. Plus le préavis “théorique” est long, plus l’assiette d’indemnisation augmente.
En pratique, on évoque souvent un barème d’environ un mois de préavis par année de relation. Mais les juges modulent. Ils peuvent augmenter (dépendance, exclusivité, investissements spécifiques, marché fermé) ou réduire (dépendance faible, alternatives disponibles, relation déjà précarisée).
III. Quels indices les juges retiennent (ou écartent) pour caractériser la dépendance ?
A. Les indices fréquemment retenus
Les décisions et la doctrine convergent vers une logique de faisceau d’indices, parmi lesquels :
- Part du chiffre d’affaires réalisée avec le partenaire (sur plusieurs exercices).
- Exclusivité contractuelle ou de fait (ou verrouillage empêchant de travailler avec des concurrents).
- Difficulté démontrée à trouver un partenaire alternatif offrant une solution équivalente (technique et économique).
- Spécificité des produits, de la clientèle ou du marché (ex. marché étroit, réseau rare, marque structurante).
- Investissements spécifiques non réutilisables (stocks, outillage, équipes dédiées, marketing).
B. Ce qui ne suffit pas, pris isolément
- Un pourcentage très élevé de chiffre d’affaires, si l’entreprise ne prouve pas l’absence d’alternative équivalente.
- Une dépendance “choisie” ou insuffisamment justifiée, lorsque l’entreprise s’est volontairement enfermée dans une mono-relation sans démontrer de contraintes objectives.
IV. L'arrêt EGH c/ Xylem (CA Paris 2023, Cassation 2025)
A. Les faits de l'affaire
EGH, intermédiaire en machines hydrauliques, travaillait avec le groupe Xylem depuis 1997, dans une relation comprenant une exclusivité de distribution sur certains territoires (Maghreb et Afrique francophone).
Xylem met fin à l’exclusivité à compter du 1er janvier 2020. EGH estime que cette perte d’exclusivité, sans préavis suffisant, constitue une rupture brutale partielle.
B. L'appréciation de la durée du préavis par la cour d'appel
La cour d’appel retient que :
- EGH avait construit son modèle économique sur une exclusivité depuis 1997.
- Près de 80 % du chiffre d’affaires reposait sur les produits concernés.
- La perte d’exclusivité impliquait une réorganisation globale et une difficulté à proposer des produits concurrents après 23 ans de promotion d’une marque.
Elle fixe le préavis nécessaire à 12 mois. Comme EGH n’avait eu que 6 mois de préavis sur la perte d’exclusivité, la cour caractérise une rupture partielle et brutale.
Référence de la décision : CA Paris 6 septembre 2023, n° 21/05268.
C. La décision de la Cour de cassation
EGH s'est pourvu en cassation, manifestement insatisfait de la durée du préavis retenu par la cour d'appel. Elle soutenait notamment que la cour d'appel n'avait pas pris en compte son état de dépendance économique pour fixer la durée du préavis.
La Cour de cassation rappelle que le préavis suffisant s’apprécie par une analyse concrète, tenant notamment compte de l’état de dépendance économique, défini comme l’impossibilité de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente.
La Cour balaie néanmoins le grief du requérant en considérant que la cour d’appel avait bien retenu un état de dépendance au regard des motifs de la décision critiquée (exclusivité de longue durée, forte concentration du chiffre d’affaires, réorganisation lourde). Quant à la durée du préavis suffisant, elle rappelle qu'elle relève de l'appréciation souveraine des juges du fond.
La Cour confirme donc la décision de la cour d'appel.
Référence de la décision : Cass. com., 3 décembre 2025, n° 23-23.997 (ECLI:FR:CCASS:2025:CO00625).
V. Conclusion
L’état de dépendance économique n’ouvre pas, à lui seul, le droit à indemnisation. Mais il pèse lourd dans l’appréciation du préavis suffisant. Si vous le démontrez, vous augmentez vos chances d’obtenir un préavis plus long, donc une indemnité plus significative.
À l’inverse, si vous rompez une relation et que votre partenaire apparaît dépendant, un préavis trop court devient un risque majeur de contentieux. La bonne stratégie consiste à anticiper, documenter, et calibrer un préavis crédible, en tenant compte des contraintes réelles de reconversion.
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