Dans les litiges commerciaux, la preuve fait souvent le procès. Courriels, fichiers, factures, éléments comptables, échanges avec des clients… Beaucoup de preuves utiles sont détenues par la partie adverse et risquent de disparaitre. C’est précisément l’intérêt de la mesure d’instruction avant tout procès, plus connue sous le nom de mesure in futurum ou référé probatoire.
L’article 145 du Code de procédure civile (CPC) permet, avant d’assigner au fond, d’obtenir du juge une mesure destinée à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige à venir. La demande peut être faite en référé (contradictoire) ou sur requête (non contradictoire).
Objectif de cet article : vous donner une méthode claire pour savoir quand et comment utiliser l’article 145 CPC, éviter les pièges classiques (demande trop large, absence de “motif légitime”, atteinte excessive au secret des affaires/RGPD), et préparer efficacement la suite du contentieux.
I. Comprendre l’article 145 CPC en une minute
A. La règle
Le juge peut ordonner, “s’il existe un motif légitime”, des mesures d’instruction “légalement admissibles” avant tout procès, à la demande de tout intéressé, par référé ou sur requête.
S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. [...] – Article 145 du Code de procédure civile
B. La compétence
La compétence territoriale du juge saisi sur le fondement de l’article 145 CPC est, au choix, celle de la juridiction susceptible de connaître du fond ou celle du lieu d’exécution de la mesure (avec compétence exclusive du tribunal du lieu de l’immeuble si la mesure porte sur un immeuble).
[...] La juridiction territorialement compétente pour statuer sur une demande formée en application du premier alinéa est, au choix du demandeur, celle susceptible de connaître de l'affaire au fond ou, s'il y a lieu, celle dans le ressort de laquelle la mesure d'instruction doit être exécutée.
Par dérogation au deuxième alinéa, lorsque la mesure d'instruction porte sur un immeuble, la juridiction du lieu où est situé l'immeuble est seule compétente. – Article 145 du Code de procédure civile
C. Les objectifs
L'article 145 CPC peut notamment servir à :
- Faire constater des actes de concurrence déloyale (détournement de clientèle, débauchage, copie de fichiers, parasitisme).
- Obtenir une expertise ou une communication ciblée de documents avant une action en responsabilité (dirigeant, partenaire, prestataire).
- Sécuriser une preuve fragile (données informatiques, logs, messages, éléments comptables) avant qu’elle ne soit altérée/supprimée.
D. Les différences
L'article 145 CPC n'est pas :
- Un audit général : Les demandes exploratoires ou assimilables à une “perquisition civile” sont sanctionnées.
- Un référé classique : L’urgence, le dommage imminent, le trouble manifestement illicite ou l’absence de contestation sérieuse ne sont pas des conditions requises.
II. Les 5 cases à cocher pour obtenir la mesure
Le texte est court, mais la pratique est exigeante. En contentieux des affaires, la décision se joue presque toujours sur ces conditions.
1. Une demande avant tout procès
Il ne doit y avoir aucune instance au fond sur le même litige au moment où la demande est formée. C’est une condition de recevabilité, appréciée au jour de la saisine du juge (dépôt de la requête ou saisine en référé).
Point important : la notion de “même litige” est appréciée de manière matérielle, sans exiger une identité stricte de parties/objet/cause. Il suffit notamment que le demandeur soit déjà partie à une instance au fond sur des faits rattachables au même différend. En revanche, une instance pendante sur un objet clairement distinct n’empêche pas nécessairement une mesure 145.
2. Rapporter la preuve d'un litige potentiel (pas une hypothèse abstraite)
Le juge n’exige pas que le litige soit déjà né, mais il doit être plausible, déterminable, et rattaché à des faits concrets.
Exemple classique de rejet : demander une expertise pour chiffrer un enjeu sans litige clairement identifié (ex : absence de fondement juridique).
3. Démontrer l'existence d'un motif légitime
Le motif légitime n’est pas défini par la loi : il se démontre. En pratique, il combine plusieurs idées :
- utilité probatoire de la mesure (elle améliore votre situation de preuve)
- plausibilité des faits allégués (indices objectifs, début de preuve)
- action future non manifestement vouée à l’échec
- difficulté réelle d’obtenir la preuve autrement (sans faute de votre part)
Un écueil fréquent : venir avec des soupçons non étayés. Les demandes fondées sur de simples affirmations risquent d'être rejetées. En revanche, le juge n’a pas à trancher le fond. L’article 145 n’exige pas que vous démontriez dès ce stade le bien-fondé de l’action future.
4. Une mesure légalement admissible, utile et proportionnée
La mesure doit entrer dans les catégories prévues par le code de procédure civile (expertise, constatations, production ciblée…) et ne pas se transformer en investigation générale.
Sur les dossiers numériques (emails, serveurs, messageries, CRM), le juge attend souvent une définition précise du périmètre : période, sources, mots-clés, catégories de fichiers, mécanismes de tri.
Enfin, la mesure doit respecter une mise en balance entre votre droit à la preuve et les droits/secrets de l’autre partie (vie privée, secret des affaires, secret professionnel, données personnelles).
5. Choisir la bonne voie (référé vs requête)
Deux voies sont possibles pour demander une mesure d'instruction in futurum:
- Référé : la partie adverse est assignée, débat contradictoire à l’audience, puis le juge rend son ordonnance.
- Requête : la partie adverse n'est pas appelée (non contradictoire) et le juge statue seulement sur la base de votre requête.
Attention : La voie de la requête peut paraître tentante car elle est rapide et non contradictoire. Mais cela peut se retourner contre le requérant si la partie adverse (le requis) forme un référé-rétractation contre l'ordonnance et démontre qu'il n'y avait pas de raison de déroger au contradictoire. Il est donc impératif de justifier précisément la nécessité de déroger au contradictoire (ex : risque avéré de destruction ou de dissimulation des preuves).
III. Comment préparer une demande efficace (Check-list)
Étape 1 : cadrer le litige futur
Décrivez simplement :
- la relation (contrat, partenariat, relation commerciale, concurrence)
- l’événement déclencheur (rupture, impayé, départ d’un salarié, détournement de fichiers, inexécution)
- ce que vous envisagez (action en responsabilité, concurrence déloyale, résolution, dommages-intérêts)
- les preuves détenues par la partie adverse ou le tiers
Le juge doit percevoir un litige potentiel réel et déterminé
Étape 2 : rassembler un début de preuve
Avant de solliciter l’article 145, préparez un faisceau d’indices :
- emails, devis, factures, CGV, correspondances
- exports CRM, éléments comptables
- attestations, constats
Étape 3 : définir précisément la mesure à ordonner
Plus la mesure est ciblée, plus elle a de chances de passer :
- période précise (ex. 6 mois)
- documents nommés ou catégories limitées
- mots-clés pertinents (pour l’informatique)
- tri/filtrage et, si besoin, séquestre ou modalités de confidentialité (utile en cas de secret des affaires)
Objectif : éviter l’effet perquisition civile et sécuriser la proportionnalité.
Étape 4 : anticiper les objections (secret des affaires, RGPD, secret professionnel)
En pratique, la défense invoque souvent :
- secret des affaires (clients, prix, stratégies)
- données personnelles (salariés, clients)
- secret professionnel
Ces secrets ne bloquent pas automatiquement l’article 145, mais imposent des aménagements : limitation du périmètre, occultations, accès restreint, séquestre, etc.
Point de vigilance : les correspondances avocat-client sont spécialement protégées et doivent être exclues du champ de la mesure.
Étape 5 : sécuriser l’exécution et la suite de la procédure
Pensez dès le départ à :
- l’identité de la personne visée (celle à qui la mesure sera opposable dans le futur litige)
- les modalités d’exécution (astreinte en cas de refus, intervention chez des tiers, organisation du contradictoire pendant l’expertise)
- les recours : une décision statuant sur une mesure fondée exclusivement sur l’article 145 est susceptible d’appel
IV. Exemples concrets d'utilisation de l'article 145
A. Concurrence déloyale entre entreprises
Une mesure 145 peut autoriser un constat/une saisie ciblée (notamment informatique) si vous apportez des indices et si la mission est strictement encadrée (périmètre, temps, mots-clés, tri).
B. Litige entre associés ou suspicion de fautes de gestion
Avant d’assigner en responsabilité, une expertise comptable/gestion peut être demandée si vous rattachez la mesure à un litige plausible et si vous ne cherchez pas un audit général. Le juge examine aussi si vous aviez des voies internes d’accès aux documents (droits d’information) et si la mesure est réellement utile.
C. Inexécution contractuelle avec preuve chez le cocontractant
Prestations non conformes, refus de livrer des éléments techniques, divergence sur des quantités ou des accès logiciels. Une expertise ou une communication ciblée peut figer l’état des choses avant le procès.
V. Conclusion
La mesure d’instruction avant tout procès est un levier puissant en contentieux des affaires, à condition de la traiter comme un outil de preuve, pas comme une enquête générale.
Le succès se joue sur une équation simple :
- pas d’instance au fond sur le même litige au moment de la saisine
- un litige potentiel réel et plausible
- un motif légitime démontré par des éléments objectifs
- une mesure légalement admissible, utile et proportionnée
L’enjeu est double : sécuriser vos preuves rapidement et éviter une procédure coûteuse qui se retourne contre vous (rétractation, atteinte disproportionnée, demande jugée exploratoire).
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