Rupture brutale et appels d'offres : Les précisions de la Cour de cassation

La rupture brutale des relations commerciales reste un terrain sensible pour les PME et ETI : une notification hâtive, un préavis insuffisant, et la responsabilité peut être engagée. Par un arrêt du 3 décembre 2025 (n° 24‑15.734), la Cour de cassation apporte des clarifications bienvenues sur l’appréciation du caractère « établi » d’une relation commerciale lorsque des appels d’offres ont ponctué la collaboration. Nous décortiquons ici les faits, le cadre juridique et les enseignements pratiques pour les entreprises.

I. Le cadre légal en matière de rupture brutale

A. Le texte applicable

L’article L. 442‑1, II du code de commerce sanctionne le fait, pour toute personne exerçant des activités de production, distribution ou services, de rompre brutalement une relation commerciale établie, faute de préavis écrit suffisant tenant compte notamment de la durée de la relation, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.

B. Notions clés rappelées par la Cour

La Cour rappelle que la stabilité d’une relation commerciale « établie » s’apprécie au regard de sa durée, de sa continuité, de sa régularité et de son caractère significatif. Le fait que la relation ait été précédée d’appels d’offres ou partiellement affectée (retrait d’une marque, mise en concurrence ponctuelle) ne suffit pas à exclure son caractère établi si, pour l’essentiel, la relation s’est poursuivie de manière stable et régulière.

À retenir : la mise en concurrence ou la perte d’un sous‑périmètre ne « précarise » pas automatiquement la relation si un flux d’affaires substantiel a perduré de façon suivie et stable.

II. Les faits de l’affaire Lowe Strateus / Olga (ex‑Triballat)

A. Historique contractuel

  • 2005 : premier contrat après appel d’offres, confiant des prestations de communication sur plusieurs marques (Sojasun, Vrai, Merzer, Petit Billy et Sojade).
  • 2010 : second contrat cadre (effet au 1er janvier 2010), durée 3 ans, renouvelable tacitement chaque année avec préavis de 6 mois ; exclusivité du prestataire sur cinq marques (ajout de Sojade).
  • 2014 : appel d’offres limité à la marque Vrai, remporté par un tiers ; la société Lowe prend acte de la sortie de Vrai de son périmètre.
  • 2019 : notification de résiliation avec effet au 31 mars 2020 ; le prestataire soutient qu’un renouvellement tacite au 1er janvier 2020 était acquis faute de dénonciation avant le 30 juin 2019.

B. Rappel de la procédure

  • Tribunal de commerce (6 déc. 2021) : indemnise la rupture brutale (50 000 €) ; déboute sur l’exclusivité.
  • Cour d’appel de Paris (27 mars 2024) : juge non établie la relation au sens de L. 442‑1, II en raison des appels d’offres et de la perte de la marque Vrai.
  • Cour de cassation (3 déc. 2025) : cassation partielle ; reproche à la cour d’appel des motifs impropres pour écarter le caractère établi entre 2010 et 2019, alors qu’elle constatait la tacite reconduction annuelle sur quatre marques (Sojasun, Merzer, Petit Billy, Sojade). Renvoi devant la CA de Paris autrement composée sur la rupture brutale et les dépens/700 CPC.

III. L'apport de l'arrêt du 3 décembre 2025

Ce que dit la Cour : il faut qualifier concrètement la période pertinente (ici 2010–2019) au regard des quatre critères (durée, continuité, régularité, caractère significatif). Des événements antérieurs (appels d’offres 2005/2009) ou une mise en concurrence partielle (Vrai en 2013) ne suffisent pas, à eux seuls, à neutraliser le caractère établi de la relation si le cœur de la relation a perduré de manière suivie.

Impact opérationnel pour les PME et ETI :

  • Documentez la régularité de vos commandes/facturations sur la période invoquée.
  • Montrez que, malgré des ajustements (perte d’un segment, d’une marque), l’essentiel des flux est resté stable et significatif.
  • Sécurisez vos avenants : une « prise d’acte » tacite peut être retenue par les juges.

Référence l'arrêt : Cass. com., 3 décembre 2025, n° 24-15.734 (ECLI:FR:CCASS:2025:CO00614).

A. La portée sur la durée du préavis et la brutalité

Une fois la relation caractérisée comme « établie », l’auteur de la rupture doit accorder un préavis écrit qui permette au partenaire de se réorganiser au regard de la durée et des spécificités de la relation. À défaut, la brutalité est caractérisée et ouvre droit à réparation. L’arrêt ne statue pas sur la durée exacte du préavis ici (renvoi devant la cour d'appel autrement composée).

B. Gestion des demandes principales et subsidiaires

La Cour de cassation confirme qu’en vertu du principe dispositif, le juge n’examine la demande subsidiaire que si la principale est rejetée. En l’espèce, la demande subsidiaire de résiliation fautive n’avait pas à être tranchée dès lors que la demande principale (rupture brutale) avait été partiellement accueillie en première instance ; la cour d’appel n’a donc pas omis de statuer

C. Exclusivité et renonciation tacite

La cour d’appel avait retenu une acceptation tacite de la sortie de la marque Vrai du périmètre contractuel (participation à l’appel d’offres, projet d’avenant de 2014), ce que la Cour de cassation ne censure pas : cela relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Pour les PME et ETI, cela rappelle l’importance de formaliser les modifications et de protester en temps utile en cas d’atteinte à une exclusivité.

IV. Check-list pour les PME et ETI

A. Avant d’envisager une rupture : sécuriser le préavis

  • Écrit : notifier par LRAR un préavis clair et daté.
  • Durée « suffisante » : adapter au nombre d’années de relation, à la dépendance économique, aux investissements et à la spécificité des prestations ; documenter les usages du secteur.
  • Conditions d’exécution pendant le préavis : anticiper les impacts tarifaires et opérationnels ; prévoir un plan de transition.

B. Pour la partie qui subit la rupture : prouver le « caractère établi »

  • Rassembler : contrats, avenants, factures, bons de commande, tableaux de chiffres d’affaires par produit/marque, courriels de reconduction.
  • Mettre en évidence : la continuité (absence d’interruption substantielle), la régularité (rythme des opérations), et le caractère significatif (poids économique de la relation).

En cas de périmètre variable (multi‑marques, multi‑services) :

  • Segmenter la relation : une perte partielle (ex. une marque) ne fait pas disparaître l’ensemble de la relation si les autres segments se poursuivent de façon stable et significative.
  • Formaliser les sorties : des échanges de courriels ou un projet d'avenant peuvent valeur renonciation tacite ; veillez à réserver vos droits par écrit.

V. Ce que l'arrêt confirme pour les PME et ETI

A. Synthèse des apports

  • Approche concrète et nuancée de la relation « établie » : les appels d’offres antérieurs et une mise en concurrence partielle ne suffisent pas, isolément, à exclure l’établissement si le cœur de la relation a continué de façon stable.
  • Sécurité juridique accrue : les entreprises peuvent s’appuyer sur des périodes stables (ex. 2010–2019) malgré des changements ponctuels, pour revendiquer un préavis suffisant.
  • Discipline procédurale : bien structurer vos demandes (principale/subsidiaire) et ne pas compter sur un examen automatique de toutes les prétentions.

B. Points de vigilance

  • Trace écrite systématique des reconductions et des ajustements de périmètre.
  • Anticipation : si vous envisagez une rupture, calibrez le préavis à la situation concrète (durée, dépendance, investissements) — faute de quoi votre entreprise s’expose à une action indemnitaire.

VI. Conclusion

L’arrêt du 3 décembre 2025 clarifie l'approche de la Cour de cassation pour apprécier le caractère établi d'une relation commerciale : ce n’est pas parce qu’une relation a débuté ou été ponctuellement affectée par des appels d’offres qu’elle perd son caractère établi, dès lors que, pour l’essentiel, elle s’est poursuivie de manière suivie, régulière et significative. Les PME et ETI doivent donc documenter la stabilité réelle de la collaboration et, en cas de rupture, soigner la notification et le préavis.

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