Vous travaillez avec un agent commercial pour développer vos ventes. Vous découvrez (ou suspectez) qu’il représente aussi une entreprise concurrente. Peut-il le faire librement, au motif qu’il est indépendant et qu’aucune clause d’exclusivité n’a été signée ?
En droit français, la règle est simple en apparence : l’agent commercial ne peut pas accepter la représentation d’une entreprise concurrente de celle de l’un de ses mandants sans l’accord de ce dernier. En pratique, les litiges naissent sur trois questions très concrètes :
- L’entreprise est-elle réellement concurrente (au sens économique et commercial) ?
- Le mandant a-t-il donné son accord, ou toléré la situation ?
- Quelles sont les conséquences si le contrat est rompu (faute grave, indemnité de fin de contrat, préavis) ?
Objectif de cet article : vous donner une grille de lecture claire, actionnable et sécurisée, côté dirigeant (mandant) comme côté agent.
I. La règle de base : l’accord du mandant est obligatoire
A. Une interdiction légale, même sans clause au contrat
Le Code de commerce autorise l’agent commercial à accepter de nouveaux mandants sans autorisation. Mais il pose une limite majeure : la représentation d’un concurrent exige l’accord du mandant concerné.
L'agent commercial peut accepter sans autorisation la représentation de nouveaux mandants. Toutefois, il ne peut accepter la représentation d'une entreprise concurrente de celle de l'un de ses mandants sans accord de ce dernier. – Article L. 134-3 du Code de commerce
Cette règle n’est pas un détail. Elle est liée à la nature même du contrat d’agence commerciale : un mandat conclu dans l’intérêt commun, qui implique une obligation de loyauté et un devoir réciproque d’information. Autrement dit, l’indépendance de l’agent ne l’autorise pas à créer un conflit d’intérêts au détriment du mandant.
Point clé pour les dirigeants : l’absence d’exclusivité dans le contrat ne suffit pas à “libérer” l’agent sur ce sujet. L’accord reste requis dès lors qu’il s’agit d’un concurrent.
B. La concurrence s’apprécie en conditions réelles
Dans la pratique contentieuse, la première question est souvent de savoir s'il s'agit réellement d'un concurrent ou non. La concurrence se démontre par une analyse concrète, par exemple :
- Produits ou services substituables (le client peut choisir l’un ou l’autre)
- Même segment de clientèle visé
- Marché pertinent comparable (fonction, usage, cible, canaux)
- Positionnement, prix et circuits de distribution proches
À l’inverse, des produits peuvent être proches en apparence mais non concurrents en réalité (gammes différentes, usages distincts, clientèles séparées, complémentarité). C’est pourquoi une approche factuelle est indispensable avant toute décision de rupture.
II. Quels risques en cas de représentation d’un concurrent sans accord ?
A. Côté agent : faute grave et perte potentielle des indemnités
En cas de cessation des relations, l’agent commercial a en principe droit à une indemnité compensatrice destinée à réparer le préjudice lié à la rupture. Mais cette indemnité n’est pas due si la cessation est provoquée par une faute grave de l’agent.
Or, la jurisprudence qualifie fréquemment de faute grave le fait, pour un agent, d’accepter (et a fortiori de dissimuler) la représentation d’un concurrent sans l’accord du mandant. La raison est simple : cela porte atteinte à la loyauté attendue dans un mandat d’intérêt commun et rend souvent impossible la poursuite de la relation.
Point important : la faute grave peut être retenue dès l’acceptation du mandat concurrent, même si l’agent n’a pas encore commencé à exécuter concrètement le mandat au profit du concurrent.
B. Côté mandant : une rupture mal préparée peut coûter cher
Rupture immédiate et sans indemnité : c’est souvent l’objectif du mandant qui découvre un mandat concurrent.
Mais attention : si la faute grave n’est pas solidement établie, vous vous exposez à l’effet inverse à :
- Paiement de l’indemnité de fin de contrat
- Paiement d’une indemnité de préavis
- Condamnation aux frais et dépens en cas de contentieux
Dans beaucoup de dossiers, le mandant échoue non pas parce que la règle est défavorable, mais parce que la preuve est insuffisante (concurrence mal caractérisée, accord/tolérance mal géré, chronologie confuse, pièces non datées).
III. Accord, tolérance, renonciation : quand le mandant ne peut plus reprocher la concurrence
A. L’accord : idéalement écrit, toujours non équivoque
La situation la plus sûre est un accord écrit : clause précise au contrat, avenant, email clair, lettre signée.
Cet accord doit décrire le périmètre autorisé (produits/services, zone, clientèle, conditions de séparation des activités) pour éviter les ambiguïtés.
À l’inverse, un accord “implicite” est un terrain à risque : il est plus difficile à prouver et plus facile à contester.
B. La tolérance : un danger silencieux pour le mandant
Il existe des hypothèses où, même sans accord formel, le mandant est considéré comme ayant toléré la représentation du concurrent. Cela peut arriver si :
- le mandant a eu connaissance de la situation de manière certaine,
- il n’a pas réagi pendant une période significative,
- et son comportement traduit une acceptation (par exemple, poursuite de la relation sans réserve, reconduction, absence de mise en demeure malgré information claire).
Attention : la tolérance ne se présume pas facilement. Mais si elle est retenue, elle peut neutraliser l’argument de faute grave sur la période tolérée. D’où l’importance, côté mandant, d’agir rapidement et de formaliser votre position.
IV. Jurisprudences : Les enseignements utiles pour les dirigeants
A. Arrêt du 8 octobre 2013 : la loyauté dépasse parfois le territoire contractuel
La Cour rappelle dans cet arrêt que l’obligation de loyauté et la prohibition de représenter un concurrent peuvent s’appliquer de manière générale, y compris lorsque l’agent tente de justifier ses actes par une distinction de zone ou de territoire. La logique est la suivante : on protège l’intérêt commun du mandat, pas seulement une carte géographique.
Référence de la décision : Cass. com., 8 octobre 2013, n° 12-24.064 (ECLI:FR:CCASS:2013:CO00922)
B. Arrêt du 22 novembre 2016 : l’acceptation suffit, même sans exécution effective
La Cour de cassation a jugé qu’un agent qui accepte de devenir l’agent d’une société concurrente sans en informer son mandant commet un manquement à son obligation de loyauté pouvant constituer une faute grave, même si l’activité concurrente n’a pas encore démarré concrètement avant la rupture.
En pratique, cela signifie que la “prise de mandat” (la décision de représenter) peut être plus déterminante que la quantité d’actes déjà réalisés.
Référence de la décision : Cass. com., 22 novembre 2016, n° 15-17.131 (ECLI:FR:CCASS:2016:CO00990)
C. Arrêt du 3 décembre 2025 : la concurrence doit être appréciée au bon niveau
La Cour de cassation rappelle que l'activité concurrente doit être appréciée rigoureusement : on ne peut pas écarter la concurrence sur des critères trop étroits ou inadaptés.
L’analyse doit porter sur le marché pertinent et l’activité des entreprises concernées, et les juges du fond ne peuvent se contenter d'une comparaison superficielle ou partielle pour écarter ou retenir l'existence d'une activité concurrente.
En clair : pour sécuriser une rupture fondée sur la concurrence, le mandant doit documenter le lien concurrentiel de façon méthodique. À l'inverse, l'agent s'appliquera à démontrer l'absence de concurrence entre les sociétés.
Référence de la décision : Cass. com., 3 décembre 2025, n° 24-16.962 (ECLI:FR:CCASS:2025:CO00616)
V. Méthode en 5 étapes pour sécuriser la situation (mandant et agent)
A. Vérifier le bon statut juridique
Avant d’appliquer les règles de l’agence commerciale, il faut s’assurer que la relation relève bien du statut d’agent commercial (mandat, indépendance, pouvoir de négocier, etc.). En contentieux, la qualification réelle peut être déterminante car le juge doit donner au contrat sa juste qualification (y compris si le contrat est intitulé autrement).
B. Cartographier la concurrence
Construisez une fiche simple et datée :
- Qui est l’autre entreprise ?
- Quels produits/services sont en cause ?
- Quelle clientèle est visée ?
- Quels canaux de vente sont utilisés ?
- En quoi l’offre est substituable ou vise le même marché ?
Cette cartographie sert à décider (accord, refus, adaptation du contrat) et à prouver la faute en cas de litige.
C. Donner sa position par écrit
Côté mandant :
- Si vous refusez : notifiez un refus clair et exigez une confirmation écrite.
- Si vous acceptez : formalisez un accord précis (périmètre, limites, confidentialité, prévention des conflits).
Côté agent :
- En cas de doute sur la concurrence : demandez un accord explicite, idéalement écrit. C’est le meilleur moyen de limiter les risques et d'éviter la faute grave.
D. Encadrer la relation contractuelle
Quelques clauses simples améliorent fortement la sécurité :
- Déclaration des autres mandats (et mises à jour)
- Confidentialité
- Organisation de la séparation des activités (si multi-mandats)
- Clause de non-concurrence post-contractuelle si nécessaire (dans les conditions légales)
E. En cas de manquement : documenter avant de rompre
Avant une rupture pour faute grave, sécurisez :
- les preuves datées (communications, offres, supports)
- la démonstration de la concurrence
- l’absence d’accord ou de tolérance
- la chronologie (les faits reprochés doivent être antérieurs à la rupture)
Une rupture “à chaud” sans dossier de preuve est la meilleure façon de transformer un problème de loyauté en contentieux coûteux.
VI. Conclusion
Non, un agent commercial ne peut pas accepter la représentation d’une entreprise concurrente de celle de l’un de ses mandants sans l’accord de ce dernier.
Mais tout dépend de votre capacité à qualifier la concurrence, à encadrer l’accord (ou le refus), et à agir méthodiquement si un manquement est constaté.
Vous avez besoin d'assistance dans le cadre de la rupture d'un contrat d'agence commerciale ? Contactez le cabinet dès maintenant.
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